02.11.2014
AU BORD DU CIEL
Ils aguichaient les filles et leur phrases ont doré sur tranche le métal des couteaux. Ils ont gravé le nom des petits soldats sur des pierres et ils ont fait rouler ces pierres de l'autre côté de la frontière où nos frères s'envolaient.
Ils ont vu leur pays à genoux, mais leurs batailles ont rendu toutes nos vérités vulnérables. D'autres encore différents nous chasseront de nos villages, leurs architectes re-dessineront les frontières d'une ville assourdie de menaces. Ils forceront les filles à devenir leurs épouses, elles s'exécuteront.
Et moi, je vais à l'aube d'un siècle que je ne comprends pas, je suis un voyageur qui ne vit ni ne meurt. Je suis un fossoyeur comme au point final d'une phrase qui ne sait plus où s’arrêter ni par quel mot s'ouvrir à d'autres phrases.
Je fus l'ombre d'un traître croisé en temps de paix, je serai l'Occident qui s'épanouit dans les bas fonds où je porte la mémoire ensanglantée des enfants de Moktar, je porte la honte de nos dérives et le chagrin des filles qu'on mène à lapider. Je porte leur cris à laver au village où j'ai grandi et je regarde le ciel chaque jour rétrécir.
Je vois le sang couler sur une place où je jouais hier avec elles, joyeusement. Je sais que ces filles ont chanté pour oublier qu'elles avaient perdu leur gaieté ; je sais que ces filles ont dansé pour oublier qu'elles avaient enfanté une légion de petits soldats figés comme des soldats de plomb, captivés par la guerre ; bambins dont le gosier a été abreuvé et tranché par des fous qui prennent leurs illusions ni justes ni bonnes, pour la justice et la bonté.
Je sais que nos filles ont chanté et dansé pour eux, sous la contrainte, avant que je revienne ici, couvrir le visage de ma mère de ces simples baisers qui manquent à ceux dont le père et la mère ont été exilés, j'ai vu les aguicheurs agglutiner nos songes dans leur puissance impure, ils les ont entraînés du côté de la haine. Les enchanteurs d'hier sont devenus des égorgeurs sans passé ni futur, ils festoient à nos seuils, ou ils guettent victorieux. Ils mourront sans remords.
Ils ont laissé leur signature là où nos pas peu à peu se heurtaient et leurs couteaux sont tombés entre les colonnes des sculptures à tête d'argile dont le masque ne parvient plus à traverser cette chape de silence sous laquelle nuit et jour nous ruminons comme les vaches qui sont restées, loin, de l'autre côté de la frontière et ne dorment que d'un oeil .
MOKTAR BIRHAMANI extr. "Des reflets de feu sur les chairs", préfacé et traduit par Daoud Selam, éditions des Chameliers, 2007, Karaj.
Photo: © Daoud Selam, Karaj 2007, avec l'aimable autorisation des Editions des Chameliers.
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