01.02.2015
CE QUI ETAIT PERDU
"La main posée sur la poignée, un pas dedans, un pas dehors, nous sentions qu'il souhaitait encore nous confier quelque chose. C'était sa singularité : il aimait venir chez nous, et passer de longues heures, bavarder avec nous, échanger des petits riens, tournant ainsi autour du pot, sans parvenir à dépasser cette constante de la bonne humeur, pour enfin aborder plus gravement son sujet. Tournant plus près du pot, il l'effleurait (jamais de trop), et reculait avec la même gaieté, copie sans doute forcée, de sa gaieté formelle. Nous n'appréhendions rien, pas plus loin que le bout de notre nez, toutefois nous étions assez désoeuvrés pour laisser les choses s'installer, le temps s'abolissait par une forme d'indolence, et les conversations engendraient quelquefois l'impression d'avoir aboli ce temps mou. Quand la soirée finie, chacun paraissait satisfait, assez las, pour retourner en soi, jusqu'au prochain rencard que nous ne fixions jamais, lui seul, restait ici, debout devant la porte entrouverte, et semblait mécontent. On aurait dit qu'il aimait étirer sa présence, comme s'il lui fallait évaluer, au mieux, notre capacité d'endurance, repoussant nos limites, à chaque fois, toujours un peu plus loin, jusqu'à durcir le temps. Ensuite, il nous tenait. On n'en pensait plus rien. Il suggérait à mi-voix doucereuse la vraie raison de sa visite, ça devenait urgent qu'on lui prête attention, plus qu'à n'importe quel autre, une attention plus fine (disait-il), il flattait entretemps, personne d'autre que nous (si fins) ne serait capable de capter les tenants et aboutissants du temps qu'il avait mis à vouloir nous parler, c'était impératif. Il prenait un air grave, aussi vite, ajoutait qu'il était désolé d'être venu pour rien, pire, il se détestait d'avoir dû perturber notre tranquillité, il haussait les épaules, chuchotait : "à quoi bon ? Personne ne peut me comprendre", puis soupesant nos airs menait sa conclusion, déclarait: "tout compte fait ! je le savais, personne ne peut m'aider..."et il baissait les bras, essayant de se faire désirer juste un peu, où pesaient les secondes, pendant qu'on attendait il guettait dans nos yeux les signes du malaise qu'on allait éprouver, après ça. Ses aveux ? Nos faiblesses ? Dès que le temps manquait, le plus petit détail, tout ce qui échappait faisait loi implacable, ça tranchait ça jurait avec la légèreté du début de la soirée. Nous étions devenus en un quart d'heure à peine, des monstres d'égoïsme. Sur son visage, la lecture d'un chagrin si brutal, sûrement définitif, nous imposait alors le spectacle du même scénario pathétique, encore plus pathétique, celui de notre soumission, comme s'il eût aimé juste avant de partir, nous faire sentir combien - par notre faute - il serait obligé de souffrir, puis souffrir doublement à cause de l'incompréhension d'une certaine "race humaine". C'était dit, certes, bien dit, et nous tels les fautifs soucieux de réparer peut-être nés idiots, nous souhaitions arranger cette méprise qui devenait notre affaire, gênante pour un ensemble et trop complexe pour nous, surtout quand il lâchait ses mots, hypothétiquement nôtres : "si seulement, vous n'étiez pas penchés sur vos p... d'ego, si vous aviez voulu, nous aurions pu quand même... Mais comme vous me refusez... vous me refusez l'essentiel, la situation s'aggravera. Il y aura à regretter et encore plus à perdre". Ca nous venait amer. Il mâchait chaque mot, il prétendait que nous faisions exprès d'ignorer les problèmes. Ainsi nous avions fini par réaliser qu'il pourrait nous faire payer cher une telle inconséquence, le prix du poids des peines, qu'il devait garder seul depuis longtemps et désormais, le poids des mots alourdi par la vue désolée de nos corps en attente lui offrait l'occasion d'une puissance incroyable. Nous pouvions encore le garder chez nous, une heure ou deux, pour nous faire pardonner ou même, c'était de bon coeur, l'inviter à dormir dans la petite chambre bleue, mais il s'y opposait, ajoutant: "Bon, tant pis ! j'vais pas vous déranger plus longtemps, allez hop ! moi, je m'en vais ! salut la compagnie !" et puis il s'en allait. Sans un merci ni rien, il claquait la porte assez fort, on entendait ses pas, tapés, bruyants, le bruit d'une portière, sèchement sa voiture qui ronflait, démarrait en vitesse et voilà. C'était le dénouement. On regardait par la fenêtre, le parking autour des villas toutes pareilles, un désert accueillant. On repensait à lui, et à ce plan, qui se répétait depuis déjà longtemps, ça devait arriver, on se ressouvenait, d'une soirée au printemps, il nous avait confié être persuadé qu'il n'existait pas d'êtres plus perfides au monde que ceux que l'on fréquente "souvent par habitude, ou ennui, c'est pareil", nous n'avions pas noté ce germe de mésentente, il aimait répéter à ses plus chers amis "qu'il n'existait que deux catégories d'hommes sur la terre : les hypocrites et les indifférents, pour résumer, personne, vraiment personne, sur qui l'on pût compter vraiment."
SILVESTRO BARACINI : "L'impolitesse des âmes", (traduit par Maximo Griocca), éditions Sala Montata, 1970, Chiaramonte Gulfi.
Photographie : © Romano Prillarino, agence photo Vamoltolontano, exposition 1976, au Museum "Eden" de Chiaramonte Gulfi.
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