20.01.2014
LA VIE FRAGILE
L'année commença sans égards. Le vent effaça les ordures déposées à la porte de la villa, qui n'en demeura pas moins triste même si les "bienfaiteurs", (c'est ainsi qu'on les appelait) étaient passés durant la nuit afin de nettoyer notre façade avec un soin méticuleux, glaçant tout alentour. Ils avaient étalé une peinture neuve, grasse, impeccable sur les mots barbouillés le jour précédent et ils balayèrent aussi les produits corrosifs que le même camion avait déversé devant notre porte d'entrée ; si bien qu'on ne pouvait plus inviter personne à la villa, ni y vivre, tenus par la crainte qu'ils reviennent, nous l'avions à présent désertée. Nous n'avions pas tenté de témoigner, comme beaucoup d'autres gens ici et ceux des vieux quartiers au dehors, qui étaient désormais réduits à l'immobilité, on les mit sur une liste d'attente, on avait deviné depuis longtemps, comment tout cela finirait. Dès que nous avions vu avancer l'engin qui détruisait le jour, puis effaçait la nuit les méfaits, gommant toutes les traces visibles, nous pressentions que la suite engendrerait au mieux des cafouillages idéologiques abstraits auxquels tout le monde croirait et notre témoignage deviendrait par avance, grotesque, imbécile, il nous laisserait prostrés sur notre parole. Le renoncement, au final, était tout ce qui nous restait. Notre domaine était détruit. Les pluies s'y mettraient et le vent venu après si fort, inversait déjà les motifs amusants de nos parapluies colorés, on savait qu'il ne refleurirait plus grand chose sur ces grands dessins rêvés de la terre. A peine des marécages boueux comme ces friches de la vaste décharge cantonale jusqu'aux talus de nos hameaux remués des chenilles d'un camion piloté par des hommes gris comme la neige qui s'agglutinait près des flaques et devenait jaunâtre en fondant sous un ciel de teinte identique, là où tout récit se termine ; la mauvaise herbe gagnerait on n'en laisserait sans doute rien paraître et quelque pharmacien en tirerait pour le compte d'un commerce de plantes devenues à la mode, des vertus salutaires comme celles très prisées de ces fleurs-parasites qui guérissent tout et rien. Non, il n'y avait plus un seul centimètre à sauver, de nos parcelles hier riches en parfums et saveurs envoûtantes, pas un des résidents de notre quartier ne pourrait être gratifié d'une moindre réparation, même pas nous, sauf si on nous donnait en spectacle comme le reste.
MANUEL DE SALINES : extr. "L'ombre d'ardents carrosses", éditions Dondeva, 2013, Jijona.
Publié dans Ambiguïtés, Art de vivre, Biographie, Littérature étrangère, Littérature moderne, Livre, Mort, Objets, Paysage, Photographie, Portrait, Psycho, Roman, Sociologie | 16:19 | Lien permanent | Imprimer
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