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20.11.2015

RAVAGE

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Elle a dit:

- " Je préférerais mieux m'adresser à un troupeau de cochons !"

 il lui a répondu :

"tu parles trop, Germaine !".

A présent c'est à lui qu'elle s'adresse, ou à l'autre, ce dingo, qui ne veut pas qu'on l'enterre, et qui s'enfonce là bas, dans la mare aux canards.  

Il crie:  -"sortez moi de là !".

Elle court à reculons, chercher les volontaires, plus il crie plus sa tête redescend dans la mare, plus elle court à se perdre, plus c'est à reculons.

 

 ***********

 

Derrière ses rideaux bleus, au bistrot du commerce, la grosse Jeanne a lorgné une dernière fois la scène en soulevant discrètement le rebord en nylon, tous les jours, à sept heures, elle observe la Germaine courir à reculons, en pleurant à se perdre, et après, vers 9h00, y'a le gars de Besançon, qui entre ici pour demander :

- Qu'est ce que c'est que ce vacarme ?

 et la grosse Jeanne répond:

- Tu le demandes tous les jours ! C'est pire qu'une obsession ! je te l'ai dit plus d'un milliard de fois ! c'est "la folle" qui a noyé son cochon ! elle bricole dans la mare , elle le prend pour son homme, elle n'a plus sa raison...

- et son homme il est où ?  

- Ah lala ! ta mémoire ! c'est une autre bête de somme qui s'en va comme le monde !

On dit qu'à Besançon, les types ils sont foutraques, ils prêchent toujours le faux pour savoir le vrai, faut les voir pour y croire ! 

 

la grosse Jeanne savait rien de ce qui se tramait ailleurs. A nouveau, elle raconte :

- Tu sais bien ! son bonhomme, le mari, il est mort, il était si heureux de la revoir, la Germaine, c'était après la guerre ; à ce qu'on dit, il est mort de chagrin, ça se racontait partout, surtout dans mon bistrot, les bruits allaient dare-dare, la version officielle c'est le chagrin, d'autres croient qu'il est vivant et qu'il a re-foutu le camp, on n'en a pas la preuve, pis y'a une autre version, il paraîtrait que c'est lui qu'a noyé le salopard qui régalait sa femme pendant qu'il en bavait, il était prisonnier dans un camp en Allemagne, la Germaine le trompait, ben mon vieux ! il paraît que libéré, quand il s'est vu par là, doublé par un commis, il a rendu justice il a tué le commis, les sales langues ont juré qu'elles avaient vu le mari jeter le corps du commis dans la mare, il a pris ses papiers, et pis, vu que le commis n'était pas né d'ici personne le connaissait, tu vois, pour le mari, si cette version est vraie, on comprend qu'il avait pas envie qu'on le refasse prisonnier, la Germaine débloquait, alors il s'est enfui, il s'est mis une moustache, pour se cacher derrière, toujours à ce qu'on raconte, il est dans les parages, il vit pas loin planqué, mais on sait pas trop où... Si ça se trouve il est mort, et la Germaine est folle, ça tient plus ou moins debout."

La grosse Jeanne elle s'arrête de parler une seconde pour reprendre sa respiration, c'est peut-être pas fini, mais ça la fait bâiller de toujours raconter. Le ronron de sa voix, à la fin, ça l'assomme, comme l'histoire c'est la même qu'elle répète sans arrêt. Mais le gars de Besançon, il en re-veux :

- Et alors...  ?

Et alors, la Germaine elle a subi un choc, comme un double veuvage, ça peut pas s'oublier, il paraît qu'elle a vu une bête épouvantable gigoter dans la mare, la nuit, la bête lui parle, Germaine croit que c'est l'oracle, ça la rend siphonnée. T'imagine ? Elle en a perdu deux d'un coup, et le même jour ! elle les aimait les deux, et elle peut pas savoir lequel a noyé l'autre, ni quel cochon revient toujours rôder la nuit autour de sa maison avec un groin tout noir, qui l'attrape et voudrait la grimper pour l'embrasser et puis faire Dieu sait quoi !... ça, c'est un peu du songe des choses qui  branligottent dans sa tête, la Germaine elle se perd même au milieu de ses phrases qui n'ont de sens que pour elle... mais c'est si vieux, c't'histoire, y'a peu de monde qui se rappelle...  du moins la vérité, y'en a peu qui la savent, et moi dans mon bistrot, j'en entends un peu de tout, j'en prends, j'en laisse ! plus y'en a, plus j'en laisse. Pour dire le fond de ma pensée : la vérité, j'men fous !"

Comme à son habitude la grosse Jeanne offre un verre à ras bord d'un Merlot en piquette de baies noires, au mari de la Germaine, ce cochon tout grimé, qui caresse sa moustache et s'exclame :

-  Ben dis dont ! ...

Ensuite il se concentre, il sourit, il y repense. Il écrase sa Gauloise, avec un air perplexe, la grosse Jeanne elle se retourne, comme elle s'étonne toujours :

- je croyais que tu la savais, moi, c't'histoire ! j'ai dû te la raconter plus d'un milliard de fois ! mais c'était p't'être à d'autres...  

puis la grosse Jeanne relance, c'est à tire-larigot :

- tu la savais, il m'semble , mais  si ! tu la connais !".

Et lui, dans ses baies noires, l'oeil sur une pyramide jaune de verres à moutarde, aspirant, là, l'humide au vent d'une mémoire qui se garde ou se vide, il lui répond toujours:

- Je la connaissais ? Ah bon !".

 

ETIENNE BROUDIEUX: extr. "l'ensemencement du mal", chap. III, éditions Aramis Flavanol coll. "Mémoires de guerre", 1951, Gauriaguet.

  

 

Photographie : Vue d'hélicoptère de la maison natale d'Etienne Broudieuxcoll. "Vues illustres de Gauriaguet de 1939 à nos jours".

© Aramis Flavanol, 1971.

 

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