12.12.2014
UNE VIE DE RECHANGE
"Tu as marché avec de l'herbe dans la bouche, le foin de la vache dans la bouche, suave trèfle et grain gros de l'esprit de la vache qui balayait la cour en silence, ensuite, tu as parlé avec l'herbe de la vache dans la bouche jusqu'à sentir cette tache qui coulait rouge, entre tes dents, tu avais la mâchoire en sang et tu es revenu chez nous. Tu avançais pieds nus dans le fumier, levant haut les genoux, tu as marché, les yeux fermés dans le fumier jusqu'à l'étable. Tu pataugeais dedans et tu parlais les lèvres rouges du sang dans l'herbe de la vache, cet air ensanglanté donne l'étoffe au héros, vieux berger des campagnes soudain changé en moine qui ne s'instruit même pas à l'innocence vitale des petits animaux. Avec ta tête plus pauvre qui simulait l'humilité, le bon Dieu se serait fait avoir. Tu inventais un carnaval à notre petit zoo, pieds nus, tu secouais ton corps, en tapant tes mains sur tes genoux, tu es rentré la tête mouillée, tu as secoué le fumier sur notre carrelage rouge et le sang rouge sur rouge ne s'est pas remarqué. Tu as séché la crasse, le lendemain sous le soleil, tu t'es savonné avec le gant de crin du père, avec lui, tu as vu ta mère qui revenait t'apprendre la propreté, puis tu t'es allongé sur le gravier qui suivait l'ancienne voie ferrée, ton corps mou rhabillé sentait bon le trèfle citronné des maisons propres. Tu voulais te mettre à travers, le passage à niveau d'un petit train qui promenait des touristes autour de la campagne. Tu as pensé au crin du gant de toilette du père à ce velours complètement déchiré qui recouvrait le brin, la politesse sacrée, la propreté du père qui souffle de la menthe dans ta bouche, l'herbe jaune du chemin, ne valait pas ce foyer que tu brassais sans cesse, à toujours remuer ce pays où le souvenir des bêtes qu'on mène à l'abattoir était le seul motif peuplant tes cauchemars, ils se tournaient en rêves, parfois. Alors, tu riais comme ces bruts qui doivent se dévouer à noyer les chatons, et se rincent les mains à l'eau froide, juste un peu de savon, ce goût de citronnade sur les mains, et le crime est lavé. Tu ris aussi dans ton sommeil, un instant là, couché, tu aurais désormais hérité du courage de l'idiot qui faisait des noyades aussi naturellement qu'on ramasse des betteraves. Là, tu fermais les yeux tu étais le héros, justicier qui impose le respect, tu allais, tu venais, tu gueulais. Tu regardais entre les feuilles d'or et le trèfle sauvage, les femmes écrabouillées qui nettoyaient la terre, tu dormais, tu riais. Quand le vieux t'a secoué avec ses paluches moites pour te demander de venir l'aider à épandre le fumier dans le champ d'à côté, quand tu as senti sa baffe entre tes deux oreilles pleines de foin - tout ce foin qu'on te fait - quand tu as reconnu son haleine d'oignons grelots et d'eau de vie de poire, tu as ouvert les yeux, comme un bambin lové dans son berceau, heureux, tu retrouvais le boeuf, l'âne, ta mère pâle revêtue de bleu, le vieux avec sa barbe sur le calendrier, quelques jours qui retardent - on ne sait comment ça se fait - puis, tu t'es réveillé. Tu étais revenu dans ton pays natal."
JEAN-NOËL CAPUSSON : extr. "L'Avanie des Carcasses", éditions "Faits D'Ailleurs", 1986, Javols.
Illustration : "Vacca Eléonore", photo tirée du "Nouveau Bestiaire de Javols" © Zoo de Javols, 1986.
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