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21.03.2014

SANTA SANGRE

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"Felipe d'Urtes avait peint une série d'apôtres, des suites de tableaux de commande, portraits d'anachorètes, évangélistes et des autoportraits dont on ne sait toujours pas s'il les réalisait lui-même, on ne savait pas non plus en visitant son atelier, ce qu'il faisait de cette notoriété précoce, tout respirait ici, un mélange de luxe et de saleté, entre des voiles de soie bleuâtres, et des vases orientaux tout demeurait éparpillé à même les tommettes poussiéreuses, les toiles, la vaisselle, les objets, les vêtements, les tableaux retournés à l'envers, les portraits de St Mathieu et de St Pierre qu'il considérait comme ratés, tout traînait sur son lit ; un matelas recouvert d'une simple couverture blanche maculée de taches rouges et noires ; il avait esquissé des crucifixions colorées, possédait des carnets entiers de fidèles perdus dans leurs méditations, anges dévoyés sortis d'un évangile imaginaireVierge-Marie penchée sur un enfant à tête de vieillard épuisé, il n'avait pas terminé sa série des apôtres, il avait raté plus grande gloire oubliant de se rendre au prestigieux concours de Vienne, on disait qu'il était le plus grand peintre du siècle. J'étais venu avec Aldo Fiori excellent aquarelliste connu pour ses vues de Toscane devenu chroniqueur d'art par nécessité et sa compagne Irena Moraz. Felipe d'Urtes nous regardait comme si nous étions des êtres providentiels qu'il ne souhaitait pas voir repartir de sitôt. Nous avions compris, même si l'idée de devenir modèles n'était pas concevable, que le peintre déciderait pour nous d'un sort tout autre que celui pour lequel nous étions venus. Il tira les verrous de la porte principale déclara qu'il voulait nous garder à portée de main, afin ne pas laisser échapper l'idée qui germait dans sa tête. Il voulait nous peindre illico, et cela compterait pour le temps qui lui restait à vivre. Il nous attacha sur nos chaises, aucun de nous ne songea à l'en empêcher. Il faisait des noeuds compliqués, tout cela n'avait ni queue ni tête. Nous pensions peut-être à une blague, quand les artistes s'amusent avec les journalistes, la légende est agrémentée de ces détails cocasses qui feront au futur de précieuses biographies. Notre physique était banal, que peindre en nous, qui pouvait nourrir cet artiste d'une telle voracité ? Il resta la nuit à nous fixer étrangement comme s'il voulait peindre notre âme, ou peut-être nous dépouiller, il nous précisa qu'il attendrait l'aube, pour peindre Aldo Fiori, qui portait une barbe. A cinq heures du matin, on sonna chez lui, il ne nous montra pas, se rendit fébrilement jusqu'au petit portail, par la fenêtre on vit une estafette grise, et le peintre revenir avec deux longues planches de bois brut et une boîte à outils, il nous parla en des termes incompréhensibles, il ferait aujourd'hui le chef d'oeuvre de sa vie quelque chose que personne n'avait fait. Il répétait à Aldo :"Réjouis toi ! tu as été élu, tu étais né pour ça !" nous étions effrayés par l'expression de son visage, mais Aldo plus encore quand il vit le peintre s'approcher pour le détacher de sa chaise, et l'emmener de l'autre côté d'un rideau, c'est un voile presque opaque, derrière lequel paraissait flotter la forme spectrale d'une croix. Le peintre portait Aldo dans ses bras, vacillant sur l'ombre d'une échelle, et semblait le hisser tout là haut. Quand nous entendîmes les hurlements d'Aldo, sous les bruits de marteau et d'un chalumeau, nous comprîmes que Felipe d'Urtes était devenu fou."

 

GABRIELE-GILLA-VARQUEZ, extrait: "Sutures", traduit par Gilles Mallandra, éditions Apparat, 1987,  Tinogasta.

  


  


  

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