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10.06.2012

LA VIOLENCE ET LE SACRE

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Evelyne est morte hier, nous avons vu Edouard verser des larmes de crocodile, mais il a d'autres femmes en réserve. Il est inconsolable, cette version officielle lui procure une joie plus terrible que lorsqu'il enterra Inès. Il pleure nerveusement, de recevoir ces cartes de sympathie, et ces condoléances. Le livre d'Or est  rempli de témoignages sincères et parfois il enrage que ses propres amis aient pu aimer Evelyne sans savoir comment elle s'était arrangée, elle aussi, pour qu'il en vienne à désirer sa mort. Dans quelques temps, il réouvrira le magasin, il y installera Natacha en gérance, du moins a-t-il promis. Il faut saisir sa chance. Corinne se fait pressante. Qui peut dire quelle envie le portera de l'une à l'autre ? C'est au bonheur la chance, une épouse une amante, un gré d'humeur le change, et les phrases qu'il répète à Inès empruntant à Corinne sont à peu près les mêmes que celles qu'il disait à Evelyne. Edouard referme le livre et menant le cortège, il peut revoir à l'infini les yeux de Jeanne sur un oreiller de pétales, cette odeur de fleurs décuplait son désir pour sa bouche de cire, la blancheur qu'il recherche, devait hanter sa vie d'une ferveur sacrilège jusqu'à l'effort ultime il devrait accomplir jusqu'au bout cette folie afin de savoir si cette mort naturelle, prématurée de Jeanne, pouvait le soustraire à cette impression d'être déjà mort, enterré avec elle et semblant plus vivant au coeur même de la vie, il pouvait engranger une rage infinie de les faire toutes mourir pour l'amour plus fidèle, qu'il dévouerait à Jeanne. Une poussière dans ce marbre, à peine un grain de sable, tenait le reste en équilibre, cette loi des séries conçue par d'autres, et tout ce qu'ils ignorent accordait à Edouard l'immunité que l'on accorde en général à ces gens qui ne cessent de souffrir du destin qui s'acharne, et les larmes d'Edouard et son air d'homme accablé menant malgré tout ses affaires, contre vents et marées lui attirait beaucoup d'amis, à ces airs de mari  endeuillé, à ce regard gentil, Edouard y gagnait en fin de compte la satisfaction de contempler le nombre croissant de ses camarades dont la compassion véritable prouvait encore que l'on peut voir ses vrais amis lors des épreuves les plus rudes, c'était là, l'incroyable consolation de sa vie, près de lui, grâce à ce don parfait d'entretenir à volonté, soit l'amour soit le deuil, Edouard devenait invincible près de lui, grâce à lui, personne ne mourrait seul, désormais. Même pas lui.


ANSELME DERIVAULT : "Les morts s'attablent", éditions Des Offices, 1956, Bayeux.